L'effacée...

Une peinture aux couleurs mates, l'éclat des nuances autrefois si vif terni par le temps.
De part et d'autres de l'image, deux adultes aux yeux qui pétillent. A la gauche, une femme, les cheveux longs, un peu ébouriffés, très menue, mais son sourire est immense. A droite, le bras mangé par le temps et les souris, un homme, sérieux, droit, les lèvres légèrement recourbées en un sourire aux accents de triomphe, les paupières alourdies sur une paire d'yeux sereins.
Entre eux deux, quatre enfants se tiennent par les épaules, les bras, le dos. Trois filles et un garçon, leur attitude hilare et dynamique, figée sur le papier. Ils sont heureux, sans doute un peu meurtris par la longue pose que l'artiste leur demandait de garder, mais leurs sourires en disent longs. Une véritable famille, unie, soudée, parfaite.

Mais on ne me voit pas, sur la photo. Pas au premier regard. Et j'y suis, pourtant, le peintre m'y a représentée avec le même soin que mon père, ma mère, mes sœurs et mon frère, avec les mêmes couleurs. Moi, la cinquième fille...Celle qui est assise par terre, aux pieds de ma jeune fratrie...
On me voit mieux, maintenant. C'est fou, déjà à dix-neuf ans, je paraissais trois fois plus grande que je ne l'étais réellement. Mon jeune reflet sur papier me sourit. Je grimace. Est-ce parce que c'est moi, ou plutôt la chose que je suis devenue, qui m'observe avec six ans de moins, que je n'arrive pas à distinguer nettement mes traits sur la photo ? Est-ce parce que je connais mon passé, ma vie, est-ce parce que j'ai conscience des dégâts, du gâchis qu'il s'y est produit que mon image ma paraît si floue, si effacée au milieu de ma famille sereine et souriante ?

Non...C'est pas moi. C'est pas moi qui ai tout gâché. Ils n'ont rien fait pour m'aider, les chiens, les imbéciles préoccupés par leur seul nombril. Elle n'a rien fait pour m'aider, mère, alors que je crevais de l'intérieur sous ses yeux. Il n'a rien fait pour m'aider, père, alors qu'il m'a vu rentrer une nuit après cinq jours d'absence, les vêtements en haillons et les yeux remplis de terreur. Iryad, elle n'a rien fait non plus lorsqu'elle m'a vu fouettée par la ceinture de mon père qui croyait que j'avais fugué du logis. Muselée par ce que j'avais vécu pendant cette absence, je n'ai rien pu lui dire, ni à lui, ni à personne. Et qui m'aurait cru, de toute manière ? Il est tellement simple pour une jeune fille fugueuse ou volage de faire croire à ses parents qu'on l'a enlevée pendant qu'elle apportait du blé au moulin, qu'on l'a séquestrée, violée, battue, tuée mentalement, et mon bébé, le bébé qui dormait dans mon ventre, il est mort lui aussi, tué...Non, personne ne m'aurait cru. Et ni mes parents, ni Iryad, ni mon frère et mes deux autres sœurs, n'ont su m'aider. Les chiens.

Moi, je me suis effacée, tout doucement, dans l'ignorance. Personne ne me connaissait plus. Je n'étais plus qu'une ombre incapable de parler, mangeant à peine de quoi ne pas mourir de faim, restant des heures allongée sur mon lit, personne ne venant me voir. J'ai disparu, je suis devenu une ombre. Puis je suis partie du logis, devenant une ombre des bois. J'ai pu refouler ce vide désespéré et me reconstruire grâce à la haine qui enflait en moi et à la satisfaction vengeresse que j'éprouvais à faire de ma famille si parfaite un bouc émissaire. Je suis née à nouveau des cendres de ma colère. J'ai pu reparler, oublier de pleurer sur mon sort, nourrissant la colère comme une vieille amie, comme une béquille qui m'aidait à marcher.

Je suis ombre. Je suis rage.

Je suis revenue il y a quelques heures à mon ancien logis. Je voulais les tuer. Tuer ma famille. Qu'ils crèvent comme ils m'ont crevée, comme mon enfant est mort dans l'ignorance. Je n'ai pas eu à le faire. Des pillards l'avaient fait avant moi. Je n'ai pas retrouvé leurs corps dans les décombres calcinés de la maison, mais quelques meubles qui n'étaient pas en bois, et qui n'avaient aucune valeur aux yeux des brigands. Et cette petite peinture.

Voilà pourquoi je ne me vois plus sur l'image. Voilà pourquoi j'en suis effacée, supprimée. Cela vaut peut-être mieux. Ne gâchons pas cette petite famille si parfaite avec une grande carcasse dénuée de conscience...

J'ai vingt-cinq ans, maintenant. J'aurais pu être mère au foyer. Mon enfant aurait eu six ans il y a peu. Garçon, ou fille, je ne le saurai jamais. Le seul enfant que j'aurai jamais, c'est la colère. Elle est à la fois ma mère, ma sœur, ma fille et mon amie. Je la suis et elle me guide. Voilà six ans que je suis devenue une rôdeuse, une ombre, voyageant, cherchant la moindre trace, le moindre signe de celui qui a détruit ma vie en me violant et me séquestrant. Même si au fond de moi, je sais que je ne le retrouverai jamais, je continue à pourchasser son souvenir comme une chimère à haïr.

L'ombre est tellement instable, et la colère si mauvaise conseillère...

J’arpente rues et ruelles, parcours d’ivresse un peu, et puis je jète cette bouteille de vin sur un mur, elle se brise en éclats rougeoyants. Je saute sur des barriques empilées et grimpe le long d’une cornière, me voici sur les toits domaine de fuite des âmes torturées ou bien est-ce l’envie d’être seul tout simplement.

Je marche et joue les funambules sur un coin de toit, toujours dans l’adresse à la limite de la maladresse, jouant jamais impeccable les équilibristes, mais ivre, le pied hagard, je trébuche et sur le cul je joue cette fois un autre jeu, jeu de glissade qui m’use le froc sur la tuile et jusqu’à la crête du toit, ou mes pieds maladroits ne suffisent pas à arrêter ma chute.

Je tombe un toit plus bas, ça fait mal !
Tout s’arrête, chute et…
La toiture cède, trop vieille, trop abandonnée par ses propriétaires, et je passe au travers me brisant le cou sur le sol de terre battue. Enfin, certains auraient aimé ça, que je me brise le cou.
Mais, j’ai le cuir solide et l’os ma foi, qui tient la chute.

Au milieu des gravats, de tuiles et de bois pourri, je me redresse, poussiéreux et éternuant.
Je me secoue et me frotte le pantalon, dépoussière l’habit et fait mine de rien rajustant le foulard, comme si l’on me regardait, je sauve les apparences et avance un pas, je fais celui qui n’a pas mal, malgré l’entorse qui brûle le mollet.

La poussière du toit se disperse et au travers du nuage qui s’étiole, je distingue une silhouette, un bras, et au bout du bras un petit cadre serré dans la main.

Qui est-elle..

"Bien le bonjour, votre arc va t-il servir à me trouer la couenne et cet instrument est-il destiné à d’autres ?"

Les bruits de pas au-dessus de moi, cela faisait un moment que je les entendais...Je pensais qu'il s'agissait d'un simple oiseau, et de toute façon, je m'en fichais, ruminant ce que cette petite peinture avait fait de moi.
Mais je n'ai cependant pu ignorer la chute de cet homme au beau milieu du salon dévasté...
Finalement, j'avais raison...
Un oiseau. Un oiseau tombé du nid.
Mon arc est à mes pieds. On ne devrait jamais s'en séparer une seule seconde, à tout moment on peut se faire attaquer...Je tente toutefois le tout pour le tout, et me retrouve en train de pointer une flèche sur l'importun.
Une simple vérification, en quelque sorte. Car si ses intentions étaient mauvaises, le temps que j'ai mis à sauter sur mon arme lui aurait suffit à achever sa besogne. Mais il n'a pas bougé. Non. Il parle, simplement.

- Cela dépend de vos intentions. J'espère pouvoir penser que je ne m'en servirai pas...

Le nuage de poussière se dissipe. La silhouette masculine que j'apercevais au travers se précise.

- Mais que faites-vous donc ici ?