J’astique le bois d’une de mes flèches à l’aide d’un bout de peau de sanglier, prélevée il y a longtemps sans le consentement de son propriétaire, sur sa carcasse en train de pourrir. La viande était trop immonde pour être consommable, les mouches s’y agglutinaient. Seul le cuir de la panse, contre la terre, pouvait servir à quelque chose. En l’occurrence, il me sert à présent à nettoyer ma flèche. Je ne croule pas sous l’or, donc tant qu’elles ne sont pas trop abîmées près qu’elles aient perforé une victime, animale ou humaine, je les réutilise.
Oh, c’est vrai, je pourrais gagner la ville, l’argent est plutôt facile dans ce coin, surtout depuis que je possède ce petit domaine…Et encore…Domaine, c’est un bien grand mot. C’est un vieux seigneur ventripotent à moitié moisi qui m’a refilé le titre de propriété sous l’emprise de la vinasse, qui lui altérait le cerveau. Et c’est devant ça que l’on multiplie courbettes et révérences… Sa femme et ses enfants étaient morts, qu’il disait, non, qu’il beuglait, affalé sur une table dans l’auberge du Vallon Bleu. Ivre mort, il essayait de forcer le patron de la gargotte à accepter ses terres. Lui, il voulait disparaître, se retirer on ne sait où – il avait bien tenté de prononcer le nom d’un lieu, mais on ne comprenait qu’un mot sur les dix qu’il prononçait. Quand je suis rentrée dans l’auberge, il en était presque venu aux mains avec le tavernier, lui collant de force ce bout de papier dans les poches.
Je me suis approchée du comptoir, ignorant le grabuge. Je voulais boire une bière, je connaissais cette auberge de réputation pour savoir qu’on y servait de bonnes boissons pour une somme très modique. Et ça, c’est rare. Et c’est là que le seigneur, ses jambes ne supportant plus l’alcool qui lui saturait le sang, s’effondre sur moi. Presque dans mes bras, tout prêt pour me faire dire que le pauvre vieux n’avait pas dû se laver depuis deux semaines. C’en aurait été presque romantique, si il n’avait pas tenté de me coller ses paluches ridées sur le visage, et si je ne l’avais pas repoussé, écœurée, un peu trop violemment.
Il s’est donc écrasé sur le comptoir, incapable de se défendre. Il m’a simplement lancé au visage une boulette de vieux parchemin que j’ai attrapé de justesse, aux cris insultants de « sale catin de sorcière, fille de démon… » et autres termes. Je n’ai pas semblé tiquer sur le coup. J’ai failli sortir ma dague et l’égorger proprement. Ma sœur la colère m’avait soufflé de le faire. Tout aurait tourné au massacre si le patron n’était pas revenu avec deux hommes de mains. Ils ont viré le seigneur à grands coups de savates hors de la taverne, et je suis restée au comptoir, avec ce titre de propriété dans la main…
Je suis donc devenue propriétaire de Barangon-en-Castel, un nom bien prétentieux pour une toute petite propriété qui comprenait un manoir qui avait dû un jour être propret et accueillant, et quelques commerçants qui seraient d’autant plus heureux de ne pas avoir de seigneur. Après une brève visite sur les lieux de mes nouvelles demeures, j’ai finalement décidé de laisser mes paysans et mes artisans vivre leur vie. J’ai laissé la garde du château à l’intendant, qui était toujours le même depuis trois propriétaires différents. Un homme d’expérience, qui inspirait la confiance. Et puis même dans le cas contraire, qu’il fasse ce qu’il veut de ce domaine, qu’il le fasse flamber si ça lui chante, ce n’est pas le mien bien que le titre de propriété en dise à présent le contraire.
Je pose le chiffon de peau sur le tronc d’arbre sur lequel je suis assise. J’ai entendu un bruit. Le coq de bruyère que je traquais m’a semée, à cause de ce bourbier dans lequel j’ai perdu deux autres flèches. Je réajuste mon carquois. J’ai entendu du bruit dans les fourrés.
Je me lève, arc au poing, main droite au manche de la dague, flèche à demi-encochée dans les doigts de la gauche.
(ouvert ! )